I. Olympe La photo trônait depuis des lustres sur le buffet de la salle à manger, immuable, et verrait passer devant elle plusieurs générations de Mathouret. Les femmes de ménage qui se succéderaient dans la maison auraient ordre d'en prendre le plus grand soin. Un jour, l'une d'elles en briserait le verre qui la protégeait en l'époussetant, et se verrait sévèrement réprimandée. Le cliché, d'une taille estimable, avait été pris en 1913 devant la maison du 8, rue de la Franche-Pierre, à Villiers, à trente kilomètres de Paris. Mais on n'apercevait de celle-ci que le bas des fenêtres de la façade, la famille occupant à elle seule tout l'espace. On y voyait au centre Eugène Mathouret, assis, l'air satisfait, comme repu, les moustaches blondes cirées, en guidon de vélo, les mains bien à plat sur ses genoux écartés, une imposante chaîne de montre étalée sur son ventre proéminent de bourgeois qui a réussi dans la vie. À sa droite se tenait son épouse Olympe, replète elle aussi, à l'allure douce et discrète, vêtue d'un chemisier blanc à jabot et col montant, et affichant de lourds bandeaux de cheveux foncés. À sa gauche, les mains timidement croisées, Angélique, une jeune fille un peu maigrelette, brune comme sa mère, qui levait vers l'objectif un regard légèrement en biais. Aux pieds du chef de famille, s'étalait de tout son long un grand chien, qui semblait poser, lui aussi, coulant vers le photographe ses doux yeux aimants. Derrière le premier rang, on pouvait voir, debout, bien plantés sur leurs jambes, le menton relevé comme lançant un défi, trois jeunes hommes, à peu près du même âge, les cheveux strictement plaqués en arrière, qui regardaient droit devant eux, avec cette expression sombre et ardente qu'on voyait déjà, mais comme atténuée, dans les yeux de leur mère. Celui qui semblait un peu plus jeune portait des lunettes. C'était apparemment eux qu'il fallait regarder. Le titre de la photo, joliment calligraphié en bas, sous les pattes repliées du chien, ne disait-il pas « Eugène Mathouret et ses fils » ? - Pas très gentil pour toi et Grand-mère, dirait Annette à sa mère Angélique vingt-cinq ans plus tard, en contemplant la photo. À la limite, on remarque davantage le chien que vous deux ! C'était un mâle sans doute ! ajouterait-elle, sarcastique. - En effet, répondrait sa mère en riant. C'était une brave bête qui s'appelait Tango et que ton grand-père vouvoyait. Un redoutable chien de chasse. Quant à cet…
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