Ce matin, Luther Pardieu est venu acheter des clous à mon père. Luther est le fils du charpentier de notre petit village de Septmonts, près de Soissons. Il est aussi l'un des meilleurs clients de mon père, Clovis Couderc, dont la réputation s'étend bien au-delà de chez nous. Chez les Couderc, les hommes sont cloutiers de père en fils depuis Anselme Couderc, en 1650. À 14 ans, mon père a fabriqué son premier clou, il le garde dans une petite boîte sur la cheminée comme un trésor. J'aime bien le regarder travailler, penché sur son enclume. Après la mort de ma mère, Apolline, et de mon petit frère le jour de sa naissance, je suis devenue la seule femme du foyer. Je n'avais que 10 ans, c'était en mai 1901. Certaines nuits, les cris de ma mère m'arrachent encore à mon sommeil, les hurlements de mon père aussi, comme les effroyables râles d'un animal blessé par un chasseur. Seigneur, qu'il est douloureux de perdre une mère et pour un époux, la moitié de son cœur. Il paraît que l'on peut mourir de chagrin et j'ai bien cru que cela allait arriver à mon père. Je ne l'avais jamais vu pleurer avant cette aube funeste, et voilà qu'il ne pouvait plus s'arrêter, qu'il ne mangeait plus, ne parlait plus, ne trouvait le sommeil qu'au bout de ses forces. Huit ans plus tard, le temps est venu apaiser la douleur, mais elle est toujours là, sourde et sournoise. J'aimerais bien qu'il connaisse à nouveau l'amour, mais selon lui, aucune femme ne peut rivaliser avec la si douce et belle blonde Apolline. Moi, je suis brune comme lui, je n'ai rien pris de ma mère. S'il rencontrait une femme, peut-être qu'il s'ôterait de la tête cette idée de me marier à Pierre d'Orgeval, le neveu du curé. Je me moque bien qu'il ait des terres, je ne l'aime pas. Je veux un mariage d'amour. En parlant d'amour… Ce matin, Luther montait un cheval tout blanc. Il ressemblait à un prince avec ses cheveux noirs qui flottaient sur ses épaules et sa chemise blanche gonflée par un vent léger. Il était tellement beau… Les Pardieu sont protestants. Moi, je suis catholique. Est-ce que Dieu se préoccupe de cela ? Le père Jacques d'Orgeval prétend que oui et mon
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