Chapitre 1 Août 1930 Assise dans le train qui les emmenait vers le sud, Esther luttait contre le sommeil, happée malgré elle par les images de la nuit et l'appréhension liée à l'avenir incertain qui s'offrait désormais à eux. Par sa faute, parce qu'elle n'avait su contenir sa colère, ils en étaient là, tous les trois : elle, sans doute plus consciente du problème que son frère et sa sœur, quoi qu'il en soit, elle seule responsable de leur présence dans ce train de nuit. Derrière ses paupières, le ruban cinématographique de la soirée se déroulait, implacablement. Elle se rappelait le silence de la maison, juste avant que n'éclate la tempête. La nuit chaude et parfumée qui entrait par la fenêtre de sa chambre. La quiétude estivale de leur quartier. Elle lisait, assise sur son lit, le dos calé contre le mur, ses genoux servant de support au roman que lui avait prêté Rosalie avant son départ en vacances. Une histoire à l'eau de rose comme son amie et elle aimaient en lire de temps à autre. Quelque chose qui les faisait rêver… Quelque chose qui donnait à Esther le sentiment que rien n'était impossible, même dans les pires moments. Du temps avait passé, ainsi. La soirée s'écoulait, presque paisible, jusqu'à ce bruissement pourtant encore lointain qui l'avait arrachée à sa lecture : son père approchait, dans la rue. Elle reconnaissait son pas. Elle sentait déjà son haleine. Tel un animal aux aguets, elle avait refermé le livre et s'était levée, l'esprit tendu vers ce qui n'allait pas manquer de se produire : le cafouillage dans la serrure de la porte du bas, puis le claquement de la porte et les jurons qui s'ensuivraient. Ces bruits bien connus n'affolaient pas Esther outre mesure. Au fil du temps, elle avait appris que plus il avait bu, moins il était dangereux. Généralement, la jeune fille éteignait sa lampe puis, attentive et silencieuse, elle attendait que son père monte se coucher et commence à ronfler. Alors seulement, elle regagnait son lit et cédait enfin au sommeil. La veille au soir, il en était allé à peu près ainsi jusqu'au moment où le heurt d'un lourd objet de bois sur le carrelage, assorti à quelque chose qui roulait (le jeu de croquet de Madeleine, avait vite détecté Esther), avait déclenché une autre bordée de jurons, de façon plus agressive. Il était maintenant question de cette sale môme. Il était question de lui faire la peau et qu'on en finisse une bonne fois pour toutes. Déjà, l'escalier craquait tandis que dans la chambre voisine de la sienne, Madeleine, apeurée, appelait son aînée. La jeune fille s'était alors avancée dans le couloir, bien déterminée à barrer la route au monstre. Après, elle se rappelait avoir regardé ses mains. Puis son père. Et de nouveau, ses mains. Du temps s'était écoulé. Un temps infini, semblait-il. Il y avait, dans un lointain poisseux, tout aussi poisseux que le tableau qui s'offrait à ses yeux, les sanglots convulsifs de Madeleine. Esther en percevait assez nettement l'intonation mais aussi, la peur et les prières qui s'en dégageaient. Elle n'avait pas bougé pour autant. Puis, la porte d'entrée avait de nouveau claqué et le rugissement
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